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– Mon père possédait un haras près du lac Po. Nous ne nous sommes jamais entendus. Je te l’ai déjà dit. Il avait la sensibilité d’un mur de brique et pas un nerf dans le corps.
– Je connais ça. (Aleytys passa ses doigts dans ces cheveux.) Fichus épillets !
– Attends… (Et il commença à ôter de ses longs cheveux les feuilles et les épillets qui s’y étaient emmêlés.)
– Continue.
– Mmmm… non, nous ne nous sommes jamais entendus. Je le décevais, j’étais un gamin malingre qui beuglait tout le temps. Aussi loin que remontent mes souvenirs, j’ai détesté la façon dont il traitait ma mère. Tout ce qu’elle faisait était mal. Tout d’abord elle avait les cheveux blonds ; elle était la fille d’un maquignon bohémien et non l’une des brunes beautés du coin. Il l’avait épousée parce qu’elle était gracieuse, douce et gentille, et une fois mariés il avait détesté tout cela en elle. Il la mettait verbalement en pièces dès que quelqu’un était présent. Il se moquait de la voir souffrir. Je crois même qu’il ne se rendait pas compte qu’elle souffrait. Il la battait parfois. Je me rappelle l’avoir une nuit entendue pleurer. Mon père était sorti s’occuper d’une jument en train de pouliner. J’ai essayé de la réconforter. Elle m’a repoussé.
Il s’arrêta de parler pour enlever un épillet d’un nœud de cheveux particulièrement embrouillé.
– Attention, ça fait mal !
– J’essaie de ne pas tirer.
Il parvint à ses fins sans douleur.
– Je n’ai jamais connu ma mère, fit Aleytys en regardant le clair de lune se refléter sur ses ongles.
– Elle est morte ?
– Non. Elle est partie. Je suis à sa recherche.
– Ta mère est lamarchienne ?
– Non. Ceci est… une étape. C’est une longue histoire compliquée. Continue.
Ses mains travaillaient d’elles-mêmes sur les cheveux.
– Quand j’ai eu cinq ans, ma mère est morte. On aurait dit qu’elle s’éteignait, tant la jalousie de mon père l’emprisonnait. (Il l’attira à lui et posa ses mains sur ses seins.) Tu commences à avoir froid.
– Peu importe. Finis ton récit.
– Quand le deuil fut terminé, mon père se remaria. À une femme forte et passionnée. Aussi jalouse que mon père. Elle me détestait, car en trois ans elle avait eu trois fils et c’était moi qui avais le droit d’aînesse.
– Pauvre chéri ! (Aleytys lui toucha le genou.)
– Rassure-toi, j’éprouvais les mêmes sentiments à son égard. En tout cas, l’atmosphère n’était pas très saine pour un adolescent. Elle était même jalouse de ma mère. Mon père disparaissait parfois dans la nuit et allait songer à ma mère sur les rives du lac, puis il partait à cheval pendant trois ou quatre jours. Il valait mieux alors que je ne me montre pas.
– Je connais ce genre de jalousie, dit doucement Aleytys. J’ai eu une telle tante.
– Tu sais donc ce que c’est. Et, comme mes frères grandissaient, elle en vint à me détester davantage encore. Tu vois, aucun de mes demi-frères ne pouvait m’égaler à cheval – je dois tenir de ma mère. Au bout d’un certain temps, mon père le remarqua et ma vie fut à la fois plus facile et plus dure.
– Je vois. Et tes frères ?
– Ils n’étaient pas méchants. Ils ne m’adoraient pas mais ils n’étaient pas assez malins pour être nuisibles… Je me trouvais donc hors de la maison cinq jours sur six. Une sorte de trêve s’établit entre mon père et moi. J’éprouvai même un peu de fierté lorsque je l’entendis se vanter de l’un de mes exploits auprès de quelques voisins. Je pense que la paix aurait fini par s’instaurer. Mais il mourut. Un jour qu’il s’était mis en colère contre l’un de ses serviteurs, il s’abattit, du sang jaillissant de son nez et de sa bouche.
– Et ta belle-mère te mit dehors.
– Bien sûr que non. Impossible ! J’étais l’héritier. Le bûcher funéraire fut érigé sur mes ordres au bord du lac. Cela la fit enrager parce qu’elle savait que celui de ma mère avait été installé au même endroit et que c’était là que mon père allait rêver fréquemment. Son corps était maintenant allongé sur le lit, attendant le lever du soleil et la torche.
– Je ne comprends pas…
– Au matin, quand nos voisins furent là avec le kauna des anciens de Wahi-Po, elle sortit de la maison en titubant, hurlant, échevelée, les cuisses couvertes de sang. Elle jura que je l’avais violée. Que j’avais ri et craché sur le cadavre de mon père.
– Et ils l’ont crue.
– Ils l’ont crue.
– Et où étais-tu ?
– Drogué, allongé par terre dans la chambre de mon père, le corps couvert d’égratignures et l’aine rouge de sang. Elle me désigna à tous : voilà la preuve qu’elle s’était débattue contre moi.
– Pas bête. Comment aurais-tu pu t’y attendre ?
– J’aurais dû être sur mes gardes.
– Et ils l’ont crue.
Il émit un petit rire sans joie.
– Pourquoi pas ? Cela faisait un an que je m’introduisais dans bien des appartements de femmes, laissant sur ma piste des maris furieux et soupçonneux. Pour parler brutalement, j’avais une sale réputation.
– Stupide !
– Comment aurais-je pu le savoir ? protesta-t-il misérablement. Mes maîtresses étaient consentantes et aucune ne criait au viol. Mais… (Il soupira.) J’admets que tout cela renforçait ses assertions. Et pendant des années je n’avais fait aucun secret de la haine que j’éprouvais pour mon père.
– Je vois. (Aleytys se releva et s’enroula dans le batik.) Autre chose ?
– Je pourrai finir l’histoire sur le chemin du retour.
Aleytys hocha la tête et remonta la pente.
– Les kauna m’ont déclaré paria. Puis on m’a emporté, on m’a jeté dans un abreuvoir pour me réveiller, on m’a rasé de haut en bas, on m’a fichu sur cette haridelle et l’on ma chassé sans que j’aie bien compris ce qui m’était arrivé. (Il bâilla.) Et me voici.
– Et ta blessure ?
– J’avais besoin d’eau. Il m’a fallu un certain temps pour apprendre à la voler. J’ai reçu cette flèche la première semaine. Il a bien fallu que j’apprenne à vivre avec. (Un large sourire coupa son visage en deux.) Ou à mourir, si tu n’étais arrivée.
– Je doute que le hasard soit pour quelque chose dans notre rencontre. (Elle l’arrêta, posant la main sur son bras.) Quelle est la distance d’ici au lac Po ?
– Il y a un croisement à quelques heures. Ensuite, deux jours, deux jours et demi au nord, en caravane.
– Tu veux récupérer les terres de ton père ?
– Fichtre oui !
– Et tes demi-frères ?
– Je n’ai rien contre eux. Rappelle-toi que je te servirai aussi longtemps que tu le désireras, gikena. Ils pourront s’occuper des lieux en mon absence. (Il considéra la lune qui descendait.) La rosée est en train de tomber, il commence à faire froid.
– Encore une minute. Le fait que je sois gikena suffira-t-il vraiment pour supprimer la malédiction et te rendre ta place ?
– Oui.
– Et les kauna m’écouteront-ils ?
– Lahela, la gikena parle pour les Lakoe-heai. Souhaiteraient-ils que leurs juments meurent en mettant bas, que leurs récoltes se transforment en poussière noire, que leur eau croupisse, que leurs rêves s’emplissent d’horreur, que l’air même qu’ils respirent se transforme en poison dans leurs poumons ?
– Ils croient cela ?
Loahn grogna.
– Cela s’est déjà produit ailleurs. On ne l’oubliera pas.
– Ahai ! (Aleytys frissonna.) Je n’en avais pas pris conscience. Viens, je vais te trouver un couvre-pied.
– Un couvre-pied ? (Ses sourcils se haussèrent en une question muette.)
– Mon lit est pris, dit-elle fermement.
Ils peinèrent jusqu’en haut de la dune puis redescendirent jusqu’aux caravanes sombres et silencieuses. Aleytys s’arrêta brutalement.
– Tu as changé d’avis ?
– Mon Dieu, tu ne penses donc qu’à ça ?
– Tu peux penser à quelque chose de meilleur ? Qu’y a-t-il donc ?
– L’autre femme. Leyilli. C’est une tueuse. Et elle n’aime pas les hommes. Je vais avoir du mal à la convaincre de faire un détour sans que tu rendes les choses plus difficiles encore. Ne fais pas le malin avec elle.
– Jalouse ?
– Idiot ! Autre chose que tu devrais savoir, mon jeune indigène naïf. Leyilli est le chef de ce groupe mal assorti de voleurs.
– Une femme. (Il parut sceptique.)
– Une femme. Ne la sous-estime pas. À mains nues, cette délicate petite créature pourrait te tuer avant même que tu t’en rendes compte.
– Charmante compagnie ! Des voleurs et des tueurs.
– Nous sommes tous ici pour des raisons bien personnelles, Loahn. (Elle haussa les épaules et s’écarta de lui.) Rappelle-toi ce que j’ai dit.
– Si’a gikena. Dis ce que tu veux et je l’exécuterai.
– Alors je te dis ceci : traite Leyilli comme s’il s’agissait d’une arbalète au carreau pointé sur ton cœur.
– Avec prudence et respect.
– Oui.
De la tête il indiqua la caravane sur les marches de laquelle était assis Stavver.
– Que vas-tu lui dire ?
– La vérité. (Elle se mordit la lèvre et eut un froncement de sourcil malheureux.) Il ne croirait rien d’autre. Pourquoi perdre mon temps et le sien ?
Il parut sceptique.
– Tu n’es pas si innocente.
– Mais mon expérience est limitée. Je n’ai jamais eu à affronter ce genre de situation. Jusqu’à présent, mes amants ne se sont présentés que par périodes.
– Tu es étrange.
– Il faudrait que tu me voies de l’intérieur, alors tu aurais le vertige en essayant de repérer les virages et les circonvolutions. (Elle prit son souffle.) Salut, Keon. On n’arrive pas à dormir ?
D’un signe de tête il acquiesça devant le changement de nom.
– Bonsoir, Lahela. La promenade a été agréable ? (La voix était devenue sèche.)
– Éducative.
– Éducative ? (Les sourcils se perdirent dans les cheveux.)
– Loahn m’a raconté sa vie. Veux-tu me passer un couvre-pied supplémentaire pour notre nouvelle recrue ?
– Recrue ? Tu en as parlé à Leyilli ? demanda-t-il surpris en tenant le rideau écarté.
– Au matin.
Il hocha la tête et disparut.
Aleytys se tourna vers Loahn.
– Je te suggère de dormir sous le chariot pour rester à l’abri de la rosée.
Stavver ressortit avec un couvre-pied plié qu’il tendit à Aleytys.
– On ne change pas de place ?
– Pas de bêtise. Il sait autant que toi ce qu’il en est.
Et Loahn partit en fredonnant s’installer sous l’autre chariot.